jeudi 19 janvier 2012

Notre comportement est-il influencé inconsciemment par des stéréotypes?



Dans les années 50, le consultant en marketing James Vicary a affirmé avoir présenté des messages subliminaux (d'une durée de 1/3000 de seconde) vantant les mérites du popcorn et du Coca-Cola dans une salle de cinéma. Selon lui, les ventes de ces produits ont atteint des records durant les six semaines qui ont suivi cette projection.
L'idée qu'on puisse influencer des comportements relativement complexes comme ceux-ci sans que les auteurs de ces comportements aient conscience des stimuli, ou amorces, qui les ont déclenchés, s'est petit à petit insinuée dans l'opinion publique.

Toutefois, ce n'est que dans les années 1980 et 1990 qu'elle a fait l'objet de programmes de recherche approfondis en psychologie. Les deux études les plus célèbres  ont été menées par John Bargh (aujourd'hui à l'Université de Yale) et ses collègues en 1996. Ils ont demandé à leurs sujets (des étudiants universitaires) de résoudre des anagrammes comportant des mots associés aux personnes âgées (dans la condition contrôle, les mots n’étaient pas associés à la vieillesse). Ensuite, on mesurait le temps que prenaient les sujets pour marcher dans le couloir (!) à la sortie du laboratoire : ceux chez qui la vieillesse avait été amorcée marchaient plus lentement en moyenne (7,2 sec.) que les autres (8,2 sec.) ! En amorçant un stéréotype, on suscite donc un comportement (marcher lentement) associé à un trait (la lenteur) compris dans le stéréotype. Remarquons qu'en l'occurrence l'amorce n'est pas subliminale. Toutefois, les sujets n'étaient nullement conscients de son influence sur le comportement (du moins c'est ce qu'affirme Bargh sur base des questionnaires distribués en fin d'expérience). On peut donc parler d'amorçage "automatique" - c'est-à-dire sans supervision consciente.
 A notre connaissance, aucune réplication à l'identique de ces études n'a jamais été publiée mais la recherche sur l'amorçage comportemental n'en n'a pas moins prospéré. Ainsi a-t-on pu apprendre qu'en amorçant la religion, les gens deviennent plus altruistes alors qu'amorcer le concept d'argent exerce l'effet inverse, ou qu'amorcer le "genre" rend les attitudes des femmes vis-à-vis des mathématiques plus négatives, qu'amorcer la marque Apple rend plus créatif que d'amorcer IBM ou encore qu'amorcer le concept de "professeur" (vs. de "secrétaire") augmente les performances à des questions de type "trivial pursuit". On pourrait poursuivre cette liste pendant de longues pages. L'idée même qu'on puisse amorcer un comportement complexe par l'activation automatique d'un concept associé a acquis le statut d'évidence en psychologie sociale.
Et pourtant, lorsque des psychologues cognitifs, qui s'intéressent à des processus perceptifs plus fondamentaux que ceux que n'étudient traditionnellement les psychologues sociaux, consultaient les compte-rendus de ces études, ils étaient souvent perplexes, car cela ne cadrait guère avec leur vision de la conscience. Pour en avoir le coeur net, Stéphane Doyen (doctorant à l'Université Libre de Bruxelles), Axel Cleeremans (Chercheur dans le domaine de la psychologie Cognitive et spécialiste de la conscience), Cora-Lise Pichon (alors étudiante) et moi-même avons décidé de répliquer l'expérience de Bargh en prenant des précautions méthodologiques. Nous avons en effet constaté différents problèmes dans l'expérience originale:
- D'une part, la mesure du temps de marche a été effectuée manuellement à l'aide d'un chronomètre, ce qui peut conduire à une imprécision importante dans la mesure.
- Deuxièmement, la description de l'étude ne permet pas d'exclure la possibilité que l'expérimentateur était conscient de la condition dans laquelle se trouvait le sujet. Il est bien connu que le "double aveugle" est optimal d'un point de vue méthodologique. Il permet d'éviter que les hypothèse de l'expérimentateur influencent le sujet.
Afin de remédier à ces problèmes, nous avons mené deux études:  dans la première, nous avons garanti le double aveugle et remplacé la mesure manuelle par une mesure électronique (via des détecteurs infra-rouges). Que constate-t-on? L'amorçage du stéréotype n'a aucun effet sur la vitesse de marche. Comment expliquer cette différence avec l'expérience de Bargh?
- Peut-être les attentes de l'expérimentateur ont-elle influencé les sujets? Pour le savoir, nous savons mené une seconde étude dans laquelle nous avons manipulé les attentes de l'expérimentateur concernant l'effet d'amorçage. Nous avons affirmé à la moitié des sujets que l'amorce ralentissait la vitesse de marche et à l'autre moitié qu'elle l'accélérait. Et qu'observe-t-on? L'effet d'amorçage "barghien" ne se produit que chez le premier groupe. On l'observe sur le temps de marche effectif, ce qui signifie que les expérimentateurs ont influencé leurs sujets.


Par ailleurs, lorsqu'on examine la différence entre le temps chronométré par l'expérimentateur et le temps réellement pris par le sujet, on observe une erreur cohérente avec les attentes. En chronométrant leurs sujets, les expérimentateurs ont donc été influencés également par leurs attentes.


Ces résultats offrent un nouveau regard sur l'expérience de Bargh et al. (1996), une des plus célèbres en psychologie sociale, et suggèrent donc que l'amorçage comportemental est bien réel mais n'est pas un phénomène purement "intra-individuel". Il faut peut-être l'envisager dans le cadre des interaction sociales dans lesquelles il s'inscrit. On retrouve ici une idée classique en psychologie: la prédiction créatrice, effet "Rosenthal" ou encore "effet pygmalion" qui décrivent la tendance des attentes d'un individu concernant le comportement d'autrui à produire chez ce dernier le comportement correspondant à ses attentes (voir toutefois cet article-ci, qui s'oppose à cette conclusion). L'idée que l'amorçage s'inscrit dans une dynamique interpersonnelle semble assez cohérente avec d'autres travaux inspirés par l'expérience de Bargh: Cesario et ses collègues ont ainsi montré que le ralentissement de la marche se produisait surtout chez ceux qui avaient des attitudes positives vis-à-vis des personnes âgées. Selon eux, ce ralentissement a pour fonction de les préparer à l'interaction avec celles-ci (même s'il n'y en avait pas dans l'expérience).

Nos études viennent d'être publiées dans la revue en ligne PLoS ONE: l'article est en accès libre ici.

PS: Au fait, Vicary a reconnu en 1962 que le récit de son étude était une pure fiction. Ironie de l'histoire: en 1958, le gouvernement américain a interdit l'utilisation de publicités subliminales...en dépit de l'absence de démonstration de leur efficacité.

PS 2: John Bargh a répondu de façon virulente à notre article, ce qui  a généré une controverse évoquée dans ce billet-ci.

Citation: Doyen S, Klein O, Pichon C-L, Cleeremans A (2012) Behavioral Priming: It's All in the Mind, but Whose Mind? PLoS ONE 7(1): e29081. doi:10.1371/journal.pone.0029081

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